Carcassonne, automne 1460.Adieu mon frère, adieu ma surdemain à l'aube les pieds nus,j'irai dans les vastes noirceursd'où personne n'est revenu.Adieu la Terre, tant si bonne,qui tant d'eau froide m'a fait boire.Adieu Humains, qu'on me pardonnesi je ne laisse que mon histoire.En l'an quarantième de mon âge,hors d'enfance et franc de dettes,pourvu de sens, du moins le crois-je,nul méfait que je regrette.Qui meurt a ses lois de tout dire.Écoutez bien, honnêtes gens,car on m'a jugé à mourir.Je me tais et je commence.Quand vint la vire dedans mes chairsmes mains tendaient vers la chaleur." Profites-en ", disait ma mère," pour un plaisir, mille douleurs. "Et vint le temps de travailler,lever moissons à bout de bras,dans bonnes soupes s'y noyer,la joie d'aider qui t'aidera.Et vinrent les amoureuses lisses,fortes fillettes offrant tétinset vint la nuit que je me glissedans leurs cavernes de satin.Qui donc refuse de jouirdes joies du monde quand sincère,quand transglouti de plaisir,comme la mer. Comme en Lomer.Et vint Lomer. Pur étrangerclamant nouvelles des équateurs :" Le temps est venu de changer,pour mille plaisirs, nulle douleur. "Il m'instruisit que Terre est rondecomme on le croit en Portugal,que puissance et beauté des nombresferont se rompre les étoiles.Je suis de caravane humaine,cueillant le fruit où il se trouve,j'ai traversé le pont qui mènede l'amitié jusqu'à l'amour.J'ai consenti. Oui, j'ai enfreintles lois du Deutéronomeet celles de Saint-Augustin.Je fus allé aimer un homme.Cette matière à tous n'a plus,trognons de chou et pets de diable,qui pour le bien torturent et tuent,ces mêmes qui furent des croisades.Alors qu'un jour dans le vergernous nous aimions sous les olives,ils sont venus nous aspergerde haines lourdes et de chaux vive.Sans cesse ils ont roué Lomer.Sans force, substance ou liqueur,il est tombé sous jets de pierre,son fiel se crevant sur son cur.Ils m'ont traîné sous les regardsde tous les fols de Carcassonne,devant des juges en lambeaux noirsqui n'ont jamais aimé personne.A l'entendeur voici ma voix :je dis que je suis comme l'eauque jamais nul n'escraseracar toute bête garde sa peau.L'encre se gèle, tombe le froid.Mon sang dans ses veines roidit.Qu'on sonne à branle le beffroi,que s'ouvre à moi le paradis.Pendant que mes juges faillisiront bouillir dans les enfers,dans les courtines de Marie,je m'en irai aimer Lomer.Adieu la Terre, tant si bonne,qui tant d'eau froide m'a fait boire.Adieu Humains, qu'on me pardonnesi je ne laisse que mon histoire.