Longtemps j'ai fait ce qu'il fallait. Je veux dire par là, ce qu'il fallait pour plaire à ma mère, pour garder mon père, pour être bien vue à l'école, pour faire mieux que mon frère bref j'ai fait ce qu'il fallait pour être la préférée de tous et de ma grand mère en particulier. Je ne suis sans doute pas là seule mais, chez moi la peur de déplaire était si grande, que je me suis mise à anticiper le désir des autres. Je suis même passée maitre dans l'art d'anticiper le désir des autres. C'est assez simple, vous voulez essayer ?
Il faut d'abord éteindre en vous, tout désir. Oui, une bonne anticipation du désir de l'autre, passe forcément par l'annulation du votre. C'est bon? Une fois le vide fait, mettez en mouvement votre cerveau empathique ou, si vous préférez, aiguisez vos sens afin de mieux percevoir le desir de votre voisine ou voisin, au moment où il se forme et là, comblez-le, avant même qu'il ne s'exprime. Alors, si tout le monde le fait en même temps, forcément, ça ne peut pas marcher mais, vous verrez, anticiper exactement le désir de l'autre fera de vous ce qu'on pourrait appeler un enfant parfait. Je n'ai pas dit heureux, j'ai dit parfait. Longtemps, j'ai été une enfant parfaite, aimant ce qu'il fallait aimer, sans vague, sans heurt et sans remous.
Et puis il y a eu Nina Simone. Quel rapport, me direz vous, avec Nina Simone? Vous connaissez Nina Simone?
Je ne sais pas si vous avez remarqué mais, il y a parfois des êtres qui s'immiscent dans nos vies, au moment où on s'y attend le moins et qui réveillent en nous un paysage jusque là endormi. C'est comme une rencontre. Par exemple, souvenez vous, vous avez forcément une vedette de cinema, une rock star qui a déclenché un jour en vous un torrent hormonal inatendu et qui s'est invitée dans votre chambre, sur vos murs dans vos rêves.
(Percussions nico)
Et bien, un jour, au milieu d'un magasin, j'entends une voix et c'est comme un caillou, comme une gifle. Je ne peux pas dire s'il s'agit d'un homme ou d'une femme. Je ne peux pas dire non plus si cette voix me plait ou me dérange. Mais ce qui est sur c'est que pour la première fois je sens là.... et puis le magasin revient et la voix disparait....
La deuxième fois, c'est à une fête. Les gens dansent.
Moi je suis à l'âge, déjà, où danser devant les autres est exclu. Trop risqué.
Collée au buffet, je tente de me donner une contenance, en sirotant un soda à la paille quand la voix surgit à nouveau. Même trouble, même gifle.
C'est un genre de jazz ?... mais du jazz au couteau, du jazz à la serpe, gueulé, brandi comme un bras d'honneur à la face du monde. C'est une colère brute qui attrape et qui envoute. Et moi la colère, jusque là c'est pas mon truc.
C'est drôle tout me sépare de Nina Simone, le pays, l'époque, la couleur de peau et pourtant, au départ, il y a deux petites filles.
1933. USA. Caroline du Nord.
Toi, Nina Simone, tu nais sous le nom de Eunice Katheleen Waymon. Tes ancêtres sont esclaves, africains d'un côté, mélés d'irlandais et d'indien de l'autre. Ta mère est pasteur. Toi, tu es biberonnée au gospel. Très tôt, tu as un don pour la musique, tu reprends d'oreille les cantiques sur l'harmonium et, à 5 ans, tu deviens même "la pianiste officielle de la chapelle". Pas le temps d'aller jouer dehors
1975, Paris 12ème.
Mes ancêtres à moi sont colons d'Algérie d'un côté et normands, mêlés de catalans de l'autre et moi, enfant de la télé, du tupperware et des poupées blondes aux poitrines hypertrophiées, je rêve de cinéma. Je suis de la génération docile qui apprendra à rouler des galoches avec un appareil dentaire, à parler d'amour sous un ciel de SIDA. L'enfant gâtée d'un pays sans guerre qui suit les horreurs du monde au journal du soir, tout à perdre et rien à espérer.
Mais, à cinq ans, je vais à la messe, avec ma grand mère, dans le dos de mes parents. Je vais à la messe comme on vole un bonbon. Une messe droite et sobre, une liturgie propre pour orgue et choeurs légèrement faux.
Moi, je suis parfaite dans ma robe à smoks, je chante avec les anges, j'enchaine les "je vous salue", les "notre père" et les regards inspirés piqués à ma cousine. Ma grand mère est fière, j'aime qu'elle le soit. J'aime ses mains vieilles, ses histoires d'Alger, j'aime ses: " Bah, tu sais, ma chatte, on disait Alger la blanche, ce n'est pas pour rien... les orangers en fleurs, tu aurais vu ça, la lumière... tu sais, avec ton père, ... non, avec ton grand-père... et puis heu... chose, tu sais là... heu... comment dejà oh..." J'aime les trous dans sa tête, j'aime ses baisers bruyants...
Toi, Eunice Kathleen Waymon, je t'imagine dans ta petite chapelle, assise bien sagement, accompagnant les sermons de ta mère
Tes pieds ne touchent même pas les pédales et tes petits doigts galopent déjà sur le clavier.
La ferveur monte, le rythme s'emballe, les gens se pâment et toi, Eunice, tu joues. Oui toi, tu joues. Tout autour, les cris, la sueur, l'écume au lèvres et toi, tu joues. Les gens viennent de loin déjà pour t'écouter car, quand tu joues,
Il parait que l'église tremble.
Quand ma grand-mère glisse sous sa langue la pastille blanche du corps du Christ, faut voir ses yeux. J'en voudrais bien de ce bonbon là!
Mais pour l'instant j'apprends le repentir, la miséricorde et l'amour de mon prochain. Le repentir, la miséricorde et l'amour de mon prochain
Enfin, sous certaines conditions. Je découvre assez vite que pour ma grand mère, cet amour n'englobe ni l'Afrique, ni l'Asie, ni les homosexuels.
Les voix du seigneur sont impénétrables...